D’ici à 2050 il sera nécessaire de nourrir 9,7 milliards de personnes à travers le monde. Cela constitue l’un des principaux défis de développement durable, définis par l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, la Food and Agriculture Organization [1]. Celle-ci considère alors pour l’avenir l’aquaculture comme une bonne stratégie pour fournir à la population mondiale des sources de protéines de qualité, comme c’est déjà le cas aujourd’hui avec près de 50 % du poisson consommé dans le monde provenant de l’élevage. Cependant, pour soutenir l’augmentation de la population globale, et donc la production de poisson pour la consommation humaine, beaucoup d’efforts doivent encore être faits dans le domaine de l’aquaculture, en particulier en Europe. Les activités d’élevage de poissons y stagnent depuis de nombreuses années autour de 17 %, alors même que la production aquacole mondiale a été multipliée par quatre depuis les années 1990, et ne cesse encore de croître. Par conséquent, certains obstacles doivent être surmontés, notamment pour soutenir et améliorer l’élevage européen de truites arc-en-ciel dont 15 % sont directement assurés par la France et qui, après celui du saumon, est l’élevage de poisson le plus important d’Europe. Parmi ces obstacles, leur alimentation est certainement l’un des principaux défis de l’aquaculture européenne des salmonidés. Alors que les aliments représentent jusqu’à 60 % des coûts de production, les matières premières (farines et huiles de poissons) historiquement utilisées pour nourrir de façon optimale les poissons d’élevage carnivores deviennent de plus en plus rares donc onéreuses. Depuis les années 1990 et l’instauration des quotas de pêche visant à préserver les ressources naturelles de poissons sauvages, les professionnels du secteur de l’aquaculture tentent de remplacer ces ingrédients par des sources alternatives, durables et renouvelables de protéines et d’huiles. Trouver de nouveaux composants qui répondent parfaitement aux besoins métaboliques des salmonidés, tout en préservant les paramètres techniques d’élevage et de reproduction, ainsi que les qualités et les plaisirs gustatifs de la chair, est l’un des plus grands défis de l’aquaculture européenne.
Au cours des dernières décennies, cette question a été traitée par l’évaluation de nombreux ingrédients alimentaires. Parmi eux, certains sont « nouveaux » comme les végétaux, les insectes, les microalgues, les extraits de levure ou encore des sous-produits de la pêche revalorisés. La plupart d’entre eux sont considérés de manière positive pour leurs qualités intrinsèques mais, dans certains cas, leur production est encore insuffisante pour soutenir l’exploitation aquacole. Pour autant, la farine de poisson représente plusieurs centaines de milliers de tonnes utilisées pour l’alimentation des salmonidés dans l’Union Européenne, et aucune de ces alternatives n’en permet le remplacement total sans que les performances de croissance, la qualité de produit et la santé des poissons d’élevage ne soient compromises. Ainsi, d’importants efforts de recherche ont été mis en œuvre, notamment au Pays basque, afin de comprendre la nutrition et le métabolisme des truites arc-en-ciel, et de proposer enfin des solutions durables à la filière aquacole pour l’alimentation des poissons d’élevage. L’unité de recherche « Nutrition, Métabolisme, Aquaculture » (NuMéA) de l’Aquapôle INRAE-UPPA de Saint-Pée-sur-Nivelle développe de longue date des recherches dans le domaine de la nutrition des poissons d’élevage. Celles-ci s’inscrivent dans un contexte d’essor mondial de l’aquaculture et de nécessité de trouver des solutions mieux adaptées à ses enjeux actuels pour en assurer un développement durable.
Le déploiement de stratégies visant à remplacer en totalité la farine et l’huile de poissons dans les aliments aquacoles est au cœur des préoccupations de ces chercheurs qui développent de nombreuses thématiques de recherche en ce sens. Dotée d’installations expérimentales uniques en Europe, l’unité s’emploie à mieux comprendre les mécanismes fondamentaux de la biologie des truites à travers l’étude des grandes fonctions cellulaires et physiologiques. Les scientifiques ont notamment travaillé sur l’autophagie, un processus d’auto-dégradation des constituants cellulaires activé lors de périodes de jeûnes prolongés [2], les fonctions de défense contre le stress oxydant, ou encore la régulation du métabolisme par les nutriments [4] et les micro-ARN. Ces derniers sont de petites molécules qui modulent spécifiquement ou non l’expression des informations contenues dans certains gènes. Ont aussi été étudiés les mécanismes en lien avec la prise alimentaire [5], le processus qui régule l’appétit des poissons, la digestibilité et les relations existantes entre les micro-organismes de l’intestin et sa fonctionnalité, ainsi que les relations hôte/microbiote [6]. L’ensemble des connaissances acquises au sein de ces différentes thématiques sert alors à proposer des solutions, à plusieurs niveaux, pour l’alimentation des truites.

D’une part, des travaux de recherche sont effectués sur la conception de la nourriture aquacole et cela dans le but de maximiser l’efficacité des aliments dans leur réaction avec le métabolisme des salmonidés. À titre d’exemple, un des axes de recherches a permis de proposer une nouvelle formule alimentaire qui, grâce aux connaissances fondamentales obtenues sur les mécanismes d’absorption des protéines, en réduit la quantité nécessaire pour couvrir les besoins en nutriments des truites, sans que cela affecte leur croissance. L’unité développe également des expérimentations portant sur l’évaluation de nouveaux ingrédients afin de déterminer les taux acceptables dans l’alimentation des poissons d’élevage afin de stimuler leur croissance et leur bien-être. Par ailleurs, certains aliments sont notamment décrits pour améliorer la santé et la robustesse des organismes qui les ingèrent. D’autre part, la recherche de nouveaux biomarqueurs non invasifs qui permettent d’évaluer précisément l’efficacité des aliments ainsi que l’état de santé des poissons, en accord avec les grands principes du bien-être animal, est un axe de travail majeur développé quotidiennement au sein de l’unité.
Des analyses sont également effectuées sur la capacité à programmer le métabolisme des truites d’élevage. Par le biais de la nutrition et grâce aux recherches fondamentales conduites en épigénétique, discipline qui étudie les processus moléculaires modulant l’expression des gènes, ces études sont menées à différents stades de leur développement, notamment chez les géniteurs. Là encore, il a été question d’évaluer la capacité des géniteurs à grandir et à se reproduire en étant nourris durant tout un cycle de reproduction avec un aliment riche en glucides. En effet, les glucides digestibles sont de bons candidats pour remplacer une partie des protéines présentes dans la farine de poisson comme source d’énergie, permettant ainsi de diminuer son utilisation dans l’aliment aquacole. Faciles à produire sous nos latitudes, ces glucides sont à la fois peu onéreux et autorisent une réduction des rejets azotés en élevage de poissons carnivores. Toutefois, leur utilisation à plus de 20 % dans l’aliment des truites conduit encore à des baisses de croissance chez les juvéniles. C’est pourquoi la seconde partie de ce projet vise à estimer les effets d’une telle nutrition des géniteurs sur le métabolisme et la physiologie de leurs descendants, afin d’en réduire les conséquences négatives.

Des recherches multidisciplinaires sont en outre entreprises avec de nombreux laboratoires nationaux et internationaux, permettant ainsi d’aborder des questions transverses en lien avec la nutrition de la truite. Un excellent exemple de recherches collaboratives conduites entre l’unité NuMéA et l’IPREM (l’Institut des Sciences Analytiques et de Physico-Chimie pour l’Environnement et les Matériaux) visait, entre autres, à évaluer le potentiel d’utilisation des résidus de l’industrie du thon dans l’alimentation aquacole. Ces sous-produits, très intéressants en raison de leur richesse en protéines, présentent l’inconvénient d’une teneur potentiellement élevée en métaux lourds voire toxiques, tels que le mercure. A donc été exploitée la complémentarité des compétences, en nutrition des poissons comme en chimie analytique. Les résultats obtenus montrent notamment que, bien que les sous-produits de thon soient riches en mercure, celui-ci n’est retrouvé dans les muscles des truites (la partie comestible) qu’à des teneurs inférieures au seuil de sécurité de la Commission européenne. Qui plus est, ces travaux suggèrent que le sélénium, un élément essentiel pour le vivant, présent dans les sous-produits de thon influence significativement l’accumulation du mercure dans les organismes [7]. Finalement, cette étude constitue une base solide pour l’évaluation des sous-produits du thon en vue de leur utilisation potentielle en tant qu’alternative durable aux aliments aquacoles à base de poisson sauvage.
Les études mentionnées ont été conduites dans le cadre de trois projets soutenus par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR): « CAAT-TROUT », « Sweetsex » et
« MERSEL »