Article

Du goudron dans ma région. Archéologie d'un drôle de produit !

La longue histoire des goudrons

Commençons par le début: qu’est-ce que le goudron?

Le goudron est un matériau généralement noir, visqueux et collant, qui se liquéfie à mesure qu’on le chauffe. Tout comme le pétrole, il fait partie de la famille des hydrocarbures et provient de la dégradation de matière végétale ou animale dans des conditions de pression et de température particulières. Si on l’obtient aujourd’hui en distillant du pétrole ou de la houille, nos ancêtres pouvaient parfois en trouver dans des sources naturelles, comme des mares et des gisements proches de la surface [1], ou pouvaient également le fabriquer en brûlant de la matière végétale dans une atmosphère pauvre en oxygène dans des fours enterrés, en céramique ou encore maçonnés [2], c’est la pyrolyse. Ainsi, même s’ils se ressemblent beaucoup, il convient de distinguer les goudrons d’origine fossile appelés bitumes ou asphaltes, de ceux d’origine végétale appelés poix ou biogoudrons. L’utilisation de l’un ou l’autre de ces goudrons semble avant tout dépendre de la disponibilité de la ressource; ainsi, il n’est pas étonnant qu’en Albanie, en Iran ou en Irak, où le pétrole affleure en surface, les populations aient majoritairement utilisé le bitume, alors que les habitants d’Europe de l’Ouest ont souvent dû fabriquer ou importer leurs propres goudrons végétaux.

Des matériaux incroyablement polyvalents

Très longtemps avant l’avènement de l’indus- trie pétrochimique, l’être humain utilisait donc déjà le bitume lorsqu’il était disponible à proximité, ou fabriquait de la poix à partir d’écorce de bouleau, de bois de pin ou d’autres essences végétales. Mais dans quel but? Dès le paléolithique inférieur (200 000 av. J.-C.), les chasseurs-cueilleurs utilisaient le goudron pour ses propriétés adhésives, s’en servant pour coller les silex sur les manches d’outils ou réparer de petits ustensiles [3] ; plus tard, on s’en est servi pour décorer ou façonner de petits objets, comme on l’observe au Moyen-Orient [1] ou à Rome [4]. En effet, contrairement à d’autres matériaux qui nécessitent une transformation, le goudron est naturellement collant et malléable, il suffit de le réchauffer pour le faire ramollir, et sa résistance à l’eau le rend particulièrement durable.

Ce dernier point est tout à fait crucial: le goudron n’est pas seulement adhésif et résistant à l’eau, il est hydrofuge et peut donc être utilisé pour étanchéifier toutes sortes d’objets, à commencer par les bateaux. En effet, si les barques monoxyles n’ont a priori pas besoin d’être étanchéifiées, ce n’est pas le cas des embarcations plus grandes, à planches assemblées, qui se multiplient dès la fin du Néolithique. Le goudron devient ainsi un matériau indispensable à la fabrication et à la maintenance des navires [2][5][6], usage qui perdure jusqu’à nos jours. Il s’agit en effet de rendre les coques étanches en les recouvrant d’une épaisse couche de goudron ou en imbibant les fibres végétales servant de joint entre les planches: on parle alors de calfatage. Les cordages et les voiles, eux aussi malmenés par les éléments, nécessitent également d’être protégés par enduction de ce précieux matériau. Imaginez un peu les quantités nécessaires pour protéger un grand navire: sans aucun doute plusieurs tonnes de goudron! Aujourd’hui encore, lorsque des bateaux en bois ou des navires historiques, comme l’Hermione, sont en cale sèche, on peut assister à leur réétanchéification au goudron, qui doit être faite régulièrement pour garder l’ensemble du navire au sec.

Le goudron est donc étanche, ce qui constitue un atout considérable, et pas seulement pour fabriquer des bateaux. En effet, nos ancêtres l’utilisaient également pour protéger les édifices en bois, en témoignent les églises norvégiennes protégées au goudron de pin, encore intactes après 700 ans d’existence [7]! Des  auteurs  romains,  comme  Vitruve ou Palladius, conseillent quant à eux de protéger les fondations des bâtiments avec du goudron [A], décrivent des recettes de mortiers au goudron résistants à l’eau [B], comme ceux encore visibles aujourd’hui sur les murs de Babylone [1], et préconisent aussi d’étanchéifier les équipements hydrau- liques en bois (norias, canalisations, cuves, cuvelages de puits) et les canalisations en terre cuite [A]. Car contrairement aux idées reçues, la terre cuite (ou céramique) n’est pas parfaitement étanche, sa structure poreuse permet le passage de l’air, de bactéries, et éventuellement des liquides qu’elle contient, ce qui peut poser d’importants problèmes, en particulier dans le domaine de l’alimen- tation. Au cours de l’histoire, la céramique a été l’un des matériaux les plus utilisés dans la fabrication de récipients de stockage et de transport, pour des denrées liquides comme l’huile et le vin, ou encore solides comme les céréales, la farine ou les fruits. Ainsi, des auteurs antiques comme Pline l’Ancien ou Columelle expliquent dans leurs ouvrages la nécessité absolue de poisser au goudron la face interne des récipients de stockage en céramique et en bois afin d’assurer leur étanchéité et d’améliorer la conservation des denrées alimentaires sur le long terme [C][D], le goudron ayant également des propriétés antifongiques et antibactériennes.

« Antifongique » et « antibactérien », voilà qui pourrait également convenir à un médi- cament n’est-ce pas? Eh bien nos ancêtres l’avaient tout à fait compris. Ils se servaient de poix ou de bitume selon les cas, mélangés à d’autres ingrédients pour soigner toutes sortes de maladies, que ce soit chez l’homme ou chez l’animal. Dans les textes de Pline l’Ancien, vieux de près de 2 000 ans, nous retrouvons même des centaines de recettes de remèdes à base de goudron, à ingérer ou à appliquer sur la peau [D]. Plus surprenant encore, en Iran, où le bitume, abondant, a été largement utilisé tout au long de l’histoire, les archéologues ont même découvert un squelette vieux de 5 000 ans doté d’un globe oculaire en bitume [8], peut-être la première prothèse oculaire de l’histoire! Aujourd’hui encore, en Turquie et dans l’Atlas marocain, on se soigne en utilisant du goudron végétal comme onguent [9], et en France, ce sont les chevaux que nous soignons avec ce produit.

Le goudron, a priori, ce n’est pas très appétissant, surtout lorsqu’on connaît l’odeur des routes au plus fort de l’été. Et pourtant, les Anciens en utilisaient parfois pour assaisonner plats et boissons, tels les Romains qui ajoutaient du goudron de pin dans le mou du raisin, pour parfumer le vin [C][D]! Il faut dire que si le bitume a une odeur assez désagréable, les goudrons végétaux ont généralement une odeur qui peut rappeler les poissons fumés dont nous sommes friands. Aujourd’hui encore, dans les montagnes de l’Atlas, au Maroc, on enduit de goudron le goulot des gourdes et le bord des gobelets pour parfumer l’eau, une pratique qui ne s’est donc pas perdue. Comble du raffinement, le « gigot-bitume », une tradition des goudronniers français du XIXe siècle encore célébrée de nos jours, qui consiste à enrober de papier kraft un gigot d’agneau avant de le plonger dans une cuve d’asphalte chaud pour le cuire lentement, et lui donner ainsi un goût incomparable!

Voilà donc un produit qui a eu de nombreux usages, et nous en découvrons régulièrement de nouveaux. Ainsi des dépôts de bitume « symboliques » sur des sites funéraires antiques en Espagne et en Albanie, des torches goudronnées et des ceps de vignes protégés au goudron chez les Romains, ou l’utilisation d’asphalte dans le célèbre feu grégeois à l’époque moderne. Qui sait quelles surprises nous réserve encore ce curieux matériau?

Et en Nouvelle-Aquitaine ?

Dans notre région, la production de goudron est une tradition particulièrement ancienne. De l’Antiquité romaine à l’Époque moderne, on retrouve ainsi des traces de production de goudron de pin dans le nord des Landes et en Gironde [10]. Plus au sud, à Orthez, c’est du bitume médiéval qui a récemment été découvert et analysé, près de huit siècles avant l’installation du site pétrochimique de Lacq! Ces goudrons, qu’ils soient fossiles ou végétaux, ont indéniablement été une ressource essentielle dans la région, mais comment étaient-ils produits? Où? Pour quels usages? Pourrions-nous envisager, dans le cadre de la transition écologique, de relancer des productions de goudrons à base de pin des Landes?

Pourquoi faire travailler ensemble chimistes et archéologues autour d’un tel matériau? Parce qu’il est aujourd’hui impossible de différencier à l’œil nu les goudrons végétaux et fossiles, ce qui rend l’analyse chimique indispensable à l’avancement des recherches archéologiques; parce que l’industrie recherche aujourd’hui des alternatives biosourcées aux bitumes, et que les archéologues possèdent de larges connaissances sur les méthodes de production et les usages des biogoudrons, dont nous pouvons aujourd’hui nous inspirer. Ainsi, à partir de deux travaux de recherche menés à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA), des fouilles et des expérimentations seront conduites dans les Landes de Gascogne et permettront, à l’aide des techniques d’analyse physico-chimique les plus perfectionnées (GCMS, FT-ICR-MS), de préciser les méthodes de production utilisées dans cette région au cours de l’histoire. Les goudrons issus de ces expérimentations subiront des tests physiques (vieillissement, adhésivité, résis- tance mécanique, étanchéité), qui viendront alimenter le développement d’un procédé moderne de production de goudron à destina- tion des entreprises régionales, qui pourront ainsi envisager de remettre au goût du jour des usages disparus. En parallèle, l’analyse d’artefacts archéologiques permettra d’observer la nature des goudrons utilisés en fonction des usages et, grâce à l’isotopie organique et métallique (IRMS, ICP-MS), d’aider les archéologues à retracer le parcours géographique des goudrons, et donc la nature et la densité des échanges commerciaux ayant eu lieu à différentes périodes. Ces recherches permettront de sensibiliser la population à ce matériau qu’elle côtoie tous les jours, sans en connaître tous les secrets...

Bibliographie

Sources antiques

[A] Vitruve, De l’Architecture, livres II, VII, VIII, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

[B] Palladius, Traité d’agriculture, livre I, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

[C] Columelle, De l’Agriculture, livres VI, VII, XII, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

[D] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livres II, XVI, XXIV, Paris, Les Belles Lettres, 2003.

Ouvrages et articles

[1] Connan J. (2012), Le Bitume dans l’Antiquité, Arles, Éd. Errance.

[2] Aufan R., Thierry F. (1990), Histoire des produits résineux landais : goudrons, poix et brays gras depuis l’Antiquité en Buch, Born et Marensin, Arcachon, Société Historique et Archéologique d’Arcachon et du Pays de Buch.

[3] Rageot M. (2015), Les substances naturelles en Méditerranée nord-occidentale (vie-ier millénaire BCE) : chimie et archéologie des matériaux exploités leurs propriétés adhésives et hydrophobes, thèse de doctorat, Université Nice Sophia Antipolis.

[4] Regert M., Rodet-Belarbi I., Mazuy A., Le Dantec G., Dessì R. M., Le Briz S., Henry A., Rageot M. (2019), «Birch-bark tar in the Roman world: the persistence of an ancient craft tradition?», Antiquity, 93 (372), p. 1553-1568.

[5] Hennius A. (2018), «Viking Age tar production and outland exploitation», Antiquity, 92 (365), p. 1349-1361.

[6] Bailly L. (2015), Caractérisation moléculaire et isotopique de goudrons et résines archéologiques dérivés de conifères en contexte maritime, thèse de doctorat, Université de Strasbourg.

[7] Egenberg I. M., Holtekjølen A. K., Lundanes E. (2003), «Characterisation of naturally and artificially weathered pine tar coatings by visual assessment and gas chromatography-mass spectrometry», Journal of Cultural Heritage, 4, p. 221-241.

[8] Sajjadi S. M. S., Costantini, L. (2009), An Artificial Eye, Shahr-i Sokhta, Téhéran, Research Center for ICHHTO.

[9] Burri S. et al. (2018), « Des ressources naturelles à la santé : approche interdisciplinaire de la production des goudrons de conifères et de leur usage médicinal en Méditerranée sur la longue durée », Les Nouvelles de l’archéologie, 152, p. 62-69.

[10] Vignaud D. (2008), « L’artisanat des produits goudronneux dans les Landes de Gascogne durant l’Antiquité », Aquitania, suppl. 24, p. 199-216.

[11] Mazza P.P.A. et al. (2006) : «A new Palaeolithic discovery: tar-hafted stone tools in a European Mid-Pleistocene bone-bearing bed», Journal of Archaeological Science, 33 (9), p. 1310-1318.

Modifié le 02/12/2024

DOI: