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Des glucides pour nos truites ? Zoom sur une alternative à la farine de poisson

Pourquoi utiliser des glucides ?

Les végétaux terrestres produits en France, et plus largement en Europe, sont de bons candidats de substitution à la farine de poisson. En effet, ils sont produits en abondance et à coût compétitif sous nos climats. Ces plantes, comme le blé par exemple, semblent  particulièrement  intéressantes d’un point de vue économique par leur grande teneur en glucides digestibles avec une valeur nutritionnelle, tels l’amidon et les glucides simples. Ces éléments, dits macronutriments en raison de leur apport indispensable à la nutrition, constituent la source énergétique la plus abondante et la moins onéreuse de tous les aliments destinés à l’élevage du bétail. Leur incorporation dans ceux destinés aux poissons carnivores, comme la truite arc-en-ciel, pourrait permettre d’augmenter la rentabilité des fermes aquacoles en diminuant le coût lié à l’alimentation. Le fait que cette dernière soit produite localement, réduisant ainsi le transport de ces matières premières, est un autre avantage.

Contrairement aux mammifères, la truite arc-en-ciel n’a pas besoin d’un apport en glucides alimentaires digestibles, dans la mesure où elle maintient naturellement sa glycémie à un niveau optimal pour assurer la régulation de ses fonctions vitales. Ainsi, le bon fonctionnement de son cerveau est assuré grâce à la synthèse efficace du glucose à partir d’autres composés, principalement les acides aminés, de petites molécules qui forment les protéines. En dehors d’une diminution du coût de l’aliment, les glucides digestibles peuvent représenter de bonnes sources d’énergie et leur utilisation par le métabolisme entraîne un effet d’épargne protéique chez la truite. Autrement dit, l’inclusion de glucides digestibles dans l’aliment se traduit par une meilleure assimilation des protéines au niveau musculaire – donc de la chair – de la truite arc-en-ciel ou du saumon atlantique. Ce phénomène peut s’expliquer par une utilisation préférentielle du glucose comme base énergétique, en lieu et place des acides aminés, qui eux seront plutôt alloués à la croissance musculaire qu’à la production d’énergie. De plus, les rejets azotés liés à l’alimentation représentent la principale source de pollution environnementale des élevages de truite. Dès lors, remplacer une partie des protéines alimentaires par des glucides digestibles, qui favorisent l’épargne protéique chez l’animal, permet également une diminution des rejets azotés excrétés par la truite et atténue donc les conséquences environnementales de son élevage.

Introduire des glucides dans les aliments des géniteurs afin d'accroître la durabilité de la production de truites

Les salmonidés sont des espèces carnivores à haut niveau trophique, tirant leur énergie principalement  des  apports  protéiques alimentaires. Le remplacement d’une partie des protéines contenues dans la farine de poisson par des glucides digestibles, comme l’amidon, est fait à hauteur de 10 % à 12 % dans les formulations commerciales. Cependant, à l’heure actuelle, l’augmentation de ce remplacement est encore limitée par les capacités physiologiques des salmonidés.

En effet, les salmonidés comme la truite arc-en-ciel  sont  considérés  comme  de mauvais utilisateurs des glucides alimentaires. Leur inclusion dans l’aliment à plus de 20 % sur le long terme induit chez eux des baisses de performances de croissance et des glycémies élevées persistantes. Pour autant, cela a été principalement observé sur des truites juvéniles et immatures. Concernant les géniteurs, dont la physiologie et le métabolisme sont différents du fait de la gamétogenèse – le processus de production de cellules reproductrices –, ces données sont presque inexistantes.

Dans ce contexte, les recherches menées par Lucie Marandel et son équipe visent à évaluer l’utilisation des glucides alimentaires par les géniteurs, mâles et femelles, durant tout le cycle reproductif, et ses conséquences sur la gamétogenèse et les performances de reproduction. Pour ce faire, des truites arc-en-ciel, femelles et mâles, de deux ans ont été nour- ries pendant tout un cycle de reproduction soit avec un régime sans glucides dit NC, soit avec un régime HC à 35 % de glucides. Les paramètres techniques d’élevage et de reproduction, ainsi que les activités des enzymes, des protéines capables de favoriser des réactions chimiques, sont impliqués dans le métabolisme des glucides. Ils ont donc été mesurés chez ces géniteurs au cours d’une année, dans leur foie et leurs gonades, organes contenant les cellules reproductrices, avant de les faire se reproduire pour étudier les effets d’un tel régime sur leurs performances de reproduction.

Les résultats ont montré que ces animaux étaient capables d’assimiler l’aliment HC et d’avoir une bonne croissance durant tout le cycle de reproduction, et ce, quel que soit le sexe des animaux. C’est en partie dû à une excellente réponse du métabolisme glucidique qui gère les processus de transformation des glucides [2]. Le fait qu’il soit mal régulé chez les juvéniles peut expliquer, au moins en partie, la mauvaise utilisation des glucides alimentaires à ce stade de vie. Finalement, la capacité de la truite arc-en- ciel à les utiliser dépend du stade de vie et in fine de la physiologie du poisson. En effet, les variations hormonales chez les géniteurs aboutissant à la maturation des gonades sont connues pour avoir des effets sur le métabolisme glucidique et en être dépendantes. Les études démontrent également que le taux de succès de la reproduction ne semble que légèrement affecté par une nutrition riche en glucides chez les géniteurs au cours du cycle de reproduction. Cependant, chez les femelles nourries avec un fort taux de glucides, les chercheurs ont pu mettre en évidence une hétérogénéité de la taille des œufs pondus [4] et une altération de leur composition biochimique.

Les conséquences de cette alimentation riche en glucides chez leurs descendants

Des variations environnementales précoces peuvent survenir lors de périodes de développement critiques de la vie périnatale, comme la gamétogenèse. Qu’elles soient de nature nutritionnelle ou non, elles ont la faculté d’entraîner des changements permanents du potentiel de croissance postnatal, de la santé, et du métabolisme de la descendance. Lors- qu’il trouve son origine dans la nutrition, ce phénomène est appelé programmation nutritionnelle. Cela admis, la suite des recherches s’est alors portée sur l’évaluation des conséquences, à court et long terme, d’une nutrition riche en glucides des géniteurs chez leurs descendants. L’objectif était d’étudier ses effets sur le métabolisme et les performances de croissance des descendants en mettant un accent particulier sur les mécanismes épigénétiques sous-tendant cette programmation. L’épigénétique regroupe l’ensemble des mécanismes régulant l’expression des informations contenues dans les gènes, qui n’affectent pas la séquence de l’ADN, et qui sont potentiellement transmissibles d’une génération cellulaire à une autre, voire d’une génération d’individus à une autre. Des fécondations croisées ont donc été réalisées entre mâles et femelles ayant reçu l’aliment NC ou l’aliment HC. L’expression des gènes chez les descendants a été évaluée avant le premier repas, puis trois semaines après.

Les résultats montrent que le phénotype des jeunes poissons, dits alevins, issus de croisements avec un seul des parents ayant reçu un régime riche en glucides pendant un cycle entier de reproduction, est très peu affecté [5]. A contrario, ceux dont les deux parents ont reçu le régime riche en glucides présentent une modification de leur métabolisme énergétique. Cela atteste l’existence d’un effet cumulatif de l’effet de la nutrition du père et de la mère. La méthylation globale de l’ADN des alevins est un mécanisme épigénétique qui consiste à réguler l’expression d’un gène: ici il est clair que ce dernier a été fortement marqué par la nutrition riche en glucides combinée du père et de la mère. Cela indique qu’il pourrait alors s’agir d’un des mécanismes fondamentaux responsables des effets de la programmation nutritionnelle.

Enfin, les chercheurs ont exploré l’effet à long terme chez les descendants de géniteurs dont la nutrition est riche en glucides. Pour cela, les alevins ont été élevés pendant 6 mois en étant nourris avec un aliment commercial. Les résultats obtenus n’ont montré aucun effet sur le métabolisme de ces juvéniles, et ce, quel que soit le type de nutrition parentale [6]. De faibles différences ont été constatées dans la composition biochimique du foie et des viscères, mais les effets enregistrés sont restés dans la fourchette de valeur normale et, par conséquent, la croissance des descendants n’a pas été affectée négativement à long terme. Au niveau épigénétique, les changements observés à des stades précoces, comme décrit plus haut, ont disparu.

Dans l’ensemble, les études ont démontré que des géniteurs pouvaient être nourris avec un aliment dont une partie de la farine de poisson avait été remplacée par des glucides digestibles, sans conséquences sur leur croissance et leur métabolisme. Si les performances de reproduction sont, quant à elles, légèrement affectées par un tel régime, et principalement chez les femelles, les effets sur le métabolisme et la croissance des descendants sont faibles, et ce, même si des marques épigénétiques présentent des variations lorsque les parents sont nourris avec un fort taux de glucides.

Ces résultats encourageants peuvent amener à diminuer encore la part de farine de poisson dans l’aliment des géniteurs, ce qui permettrait de substantielles économies pour les producteurs et une réduction des conséquences environnementales de l’élevage.

Cette étude a été conduite dans le cadre du projet de recherche « Conséquences pour la reproduc- tion et la programmation d’une nutrition riche en glucides des géniteurs de truite- SWEETSEX » (ANR-18-CE20-0012), porté par Lucie Marandel, directrice de recherche à l’Inrae. Il a fait l’objet d’un financement « Jeunes chercheuses-Jeunes Chercheurs » attribué pour quatre ans par l’Agence nationale de la recherche (ANR).

Le projet a été mené en collaboration avec :

Thérèse Callet (Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Julien Bobe (
LPGP - Inrae, Campus de Beaulieu, Rennes, France),
Valérie Bolliet (
Ecobiop - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Christine Burel (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Emilie Cardona (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Geneviève Corraze (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Pascale Coste (
Ecobiop - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Stéphane Glise (
Ecobiop - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Cécile Heraud (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Anthony Lanuque (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Laurence Larroquet (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Patrick Maunas (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Yvan Mercier (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Stéphane Panserat (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Franck Sandres (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Anne Surget (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Frédéric Terrier (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Nicolas Turonnet (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France),
Lucie Marandel (
Numéa - Inrae, UPPA, Aquapôle, Saint-Pée-sur-Nivelle, France).

Bibliographie

[1] Bergot F. (1979) « Effects of dietary carbohydrates and of their mode of distribution on glycaemia in rainbow trout (Salmo gairdneri richardson) », Comp Biochem Physiol A Mol Integr Physiol, 64, p. 543–547.

[2 ]Callet T., Hu H., Larroquet L., Surget A., Liu J., Plagnes-Juan E., Maunas P., Turonnet N., Mennigen J.A., Bobe J., Burel C., Corraze G., Panserat S., Marandel L. (2020), «Exploring the Impact of a Low-Protein High-Carbohydrate Diet in Mature Broodstock of a Glucose-Intolerant Teleost, the Rainbow Trout», Frontiers in Physiology, 11, 303. https://doi.org/10.3389/fphys.2020.00303

[3] Marandel L., Seiliez I., Véron V., Skiba-Cassy S., Panserat S. (2015) « New insights into the nutritional regulation of gluconeogenesis in carnivorous rainbow trout (Oncorhynchus mykiss): a gene duplication trail », Physiol Genomics, 47, P. 253–263.

[4] Callet T., Cardona E., Turonnet N., Maunas P., Larroquet L., Surget A., Corraze G., Panserat S., Marandel L. (2022), «Alteration of eggs biochemical composition and progeny survival by maternal high carbohydrate nutrition in a teleost fish», Scientific Reports, 12, 16726. https://doi.org/10.1038/s41598-022-21185-5

[5] Callet T., Li H., Coste P., Glise S., Heraud C., Maunas P., Mercier Y., Turonnet N., Zunzunegui C., Panserat S., Bolliet V., Marandel L. (2021), «Modulation of Energy Metabolism and Epigenetic Landscape in Rainbow Trout Fry by a Parental Low Protein/High Carbohydrate Diet», Biology, 10, 585. https://doi.org/10.3390/biology10070585

[6]Callet T., Li H., Surget A., Terrier F., Sandres F., Lanuque A., Panserat S., Marandel L. (2021), «No adverse effect of a maternal high carbohydrate diet on their offspring, in rainbow trout (Oncorhynchus mykiss)», PeerJ, 9, e12102. https://doi.org/10.7717/peerj.12102

[7] Callet T., Li H., Heraud C., Larroquet L., Lanuque A., Sandres F., et al. (2022),
« Molecular programming of the hepatic lipid metabolism via a parental high carbohydrate and low protein diet in rainbow trout », Animal, 16 (12), 100670. https://doi.org/10.1016/j.animal.2022.100670.

Modifié le 02/12/2024

DOI: