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Quand la terre tremble, la démocratie s’éveille

La transition énergétique encourage l’exploration de nouvelles sources d’énergie, en tirant parti des ressources locales [1]. Cela pose toutefois des problèmes d’implanter des infrastructures énergétiques dans des territoires qui jusque-là en étant exempt, l’énergie étant jusqu’à présent le plus souvent produite soit dans des territoires qui sont pourvus de ressources naturelles, soit dans des unités de production très intensives (du type des centrales nucléaires). De ce fait, impliquer les sociétés dans le déploiement de la transition s’avère nécessaire pour qu’elle trouve leur place dans les territoires – ce qui se fait le plus souvent au travers de controverses liées à l’aboutissement des projets.

Les controverses autour de ces projets constituent souvent un moment privilégié, bien que non maîtrisé, de mise en dialogue. La recherche s’est intéressée aux débats autour des éoliennes et du photovoltaïque, mais la littérature se montre plus discrète sur les technologies du sous-sol. Or le sous-sol est un milieu particulier, notamment du fait de sa gouvernance propre [2]. Celle-ci résulte en grande partie du fait que c’est un milieu difficile à appréhender, dont la compréhension et l’exploitation passent par des technologies complexes et coûteuses. Cela place les industriels et les experts en position de force pour parler de ce milieu. De ce fait, la connaissance de ce milieu se trouve en lien avec les intérêts économiques, car on ne produit la connaissance que si son utilité est prouvée. Les conflits liés à l’exploitation du sous-sol opposent donc de manière très forte des acteurs venus de sphères techniques et industrielles, habitués à gérer ce milieu, aux acteurs de la société civile, à l’instar des habitants des territoires et des acteurs associatifs, souvent démunis pour appréhender ces dimensions techniques. Or lorsque des controverses éclatent, ces rapports sont particulièrement dissymétriques, rendant les équilibres difficiles à trouver. La survenue de séismes liés à l’exploitation de la géothermie dans la métropole alsacienne, Strasbourg, a été l’occasion d’une mise en débat du sous-sol riche d’enseignements sur la manière dont ce dialogue peut se mettre en place.

Une controverse sur l’origine des séismes

La géothermie utilise un système de doublet : un fluide, souvent de l’eau saumâtre, circule dans le sous-sol, se réchauffe au contact de la roche chaude, et est ensuite remonté à la surface pour extraire la chaleur. Pour que cette exploitation soit possible à des coûts compétitifs avec ceux permis par d’autres formes d’énergie, il faut des conditions géologiques favorables qui ne se rencontrent que rarement : il faut éviter de creuser trop profond pour aller chercher l’eau à la bonne température, et avoir une bonne circulation de l’eau dans le sous-sol. Le Fossé rhénan, comprenant notamment la métropole de Strasbourg, possède une structure géologique particulière présentant une anomalie thermique. En forant moins profondément qu’ailleurs, on peut extraire de la chaleur à un coût moindre. Ce contexte a permis le développement d’un écosystème industriel et scientifique autour de la géothermie. Celui-ci inclut un pilote de centrale de production électrique à partir de géothermie à Soultz sous Forêt dès les années 1980, qui a servi de démonstrateur de la faisabilité de cette technologie. Ce pilote a conduit, au cours des années 2010, à développer deux projets dans la métropole de Strasbourg : les sites d’Illkirch (exploité par Électricité de Strasbourg Géothermie, ESG) et de Vendenheim (exploité par Fonroche Géothermie, FG) ont été prévus pour alimenter le réseau de chaleur urbain de l’Eurométropole de Strasbourg.

Cependant, les forages pour la géothermie de Vendenheim ont entraîné, au tournant des années 2020, des séismes. La survenue de séismes induits des forages géothermiques n’est pas une surprise : d’autres séismes avaient déjà eu lieu à Bâle et à Pohang – l’activité industrielle était encadrée par des arrêtés préfectoraux. La difficulté a cependant été d’attribuer avec certitude ces séismes aux forages alors réalisés. Une première série de séismes a lieu en novembre 2019, donnant naissance à une controverse sur l’origine des séismes : l’épicentre du séisme se trouvant à plusieurs kilomètres du lieu de forage, au sein du quartier résidentiel de la Robertsau, il a été difficile d’attribuer ces séismes aux activités industrielles. L’industriel a invoqué une origine naturelle du séisme, tandis qu’un organisme de recherche strasbourgeois, l’Observatoire des sciences de la terre de Strasbourg, a considéré que les séismes avaient été induits par l’activité anthropique – une faille géologique ayant été déstabilisée par les forages. Cette controverse, limitée aux sphères techniques et scientifiques, a conduit les services de l’État à exiger une série de tests, permettant de mieux comprendre les séismes. Un an après, une nouvelle série de séismes se déclenchent : la préfecture gèle les projets et arrête le projet de Fonroche, invoquant une impossibilité de garantir la sécurité. Une controverse a suivi la survenue des séismes, plus large et plus médiatisée, et a permis de redéfinir les règles du jeu de la géothermie – redéfinition qui n’a pas permis, à ce jour, la reprise effective de mettre en œuvre d’autres projets de géothermie.

Plusieurs facteurs ont contribué à ne pas pouvoir attribuer avec certitude l’origine de ces séismes. L’industriel a minimisé l’importance de certains modèles (les représentations mathématiques servant à analyser ou prévoir une situation) ainsi que de certaines données, ce qui a influencé la manière dont il a traité les évènements. De plus, il a refusé de partager les données collectées par le réseau de stations sismologiques qu’il avait l’obligation d’implanter avec les scientifiques, entravant la capacité de ces derniers à surveiller ses activités. De plus, l’absence de données publiques a rendu difficile de prouver sa responsabilité dans la survenue des séismes. Ainsi, si les géoscientifiques interrogés dans nos recherches ne doutaient pas de l’origine anthropique des séismes, démontrer un lien de causalité est autrement plus complexe en l’absence de données. Ce qui apparaît alors en jeu, c’est la possibilité de déconfiner les savoirs sur le sous-sol, de les faire sortir de la seule sphère industrielle, permettant aux scientifiques et experts de contrôler les activités.

Un renforcement du contrôle du sous-sol par le politique

Au-delà de ce débat purement technique, les critiques ont porté sur les défauts de surveillance des activités industrielles par les services de l’État. Cela est dû à une réforme de l’administration ayant fusionné les directions liées aux enjeux environnementaux et industriels en 2009 [3]. Cette réorganisation interne a conduit à une dilution des connaissances sur le sous-sol, et donc à une perte d’un regard technique de l’administration sur le projet. Alors qu’un industriel est tenté, surtout dans le cas de forages extrêmement coûteux, de prendre des risques pour améliorer sa rentabilité, l’administration n’était pas en position d’exercer un contrôle pour minimiser les risques.

Les séismes induits par l’industriel ont joué le rôle de révélateur de cette carence. Le législateur a pris conscience qu’il fallait mieux contrôler les industriels. Pour y arriver, le code minier est réformé en 2021 : il est exigé maintenant des porteurs de projets qu’ils produisent un document de prévention des risques sismiques, qui sera transmis à l’administration, l’aidant dans son contrôle des projets. Pour aider les industriels, l’administration publie en 2023 un guide indiquant comment rédiger ce document. L’enjeu consiste à donner à l’administration un meilleur contrôle sur l’industriel en proposant une méthodologie de pilotage des projets s’inspirant des bonnes pratiques internationales. Rien ne dit que cette réforme et ce guide permettront d’éviter la survenue de nouveaux séismes, mais elle vise en tout cas à circonscrire le risque.  

Vers un sous-sol comme bien commun territorial ?

À l’échelle locale, les séismes ont en outre produit une appropriation du sous-sol par de nouveaux acteurs. Trois éléments permettent de considérer ce phénomène : la connaissance par les élus, la mise en place d’une stratégie pour rendre acceptable l’exploitation géothermique et la volonté d’un contrôle citoyen.

La presse a beaucoup médiatisé les séismes de 2020, qui ont aussi suscité des débats, notamment entre élus, sur la place de la géothermie au sein du territoire strasbourgeois. Ces évènements ont donné lieu à une prise de conscience d’une volonté de mieux contrôler les projets industriels sur le territoire. Ainsi, l’Eurométropole met en place en décembre 2020 une mission pour une durée de six mois, permettant de définir les « conditions de l’acceptabilité par les citoyens » de la géothermie. L’enjeu consiste à établir un mix énergétique pour mener à bien la transition énergétique à l’échelle locale. En effet, la géothermie devait couvrir, en s’appuyant sur les deux centrales, 11 % des besoins de l’Eurométropole en chaleur pour le réseau de chaleur urbain. Cette commission, qui rassemble élus, représentants scientifiques, associations environnementales et de riverains, a initié plusieurs propositions, révélant une volonté d’un meilleur contrôle des projets. Elle constitue un véritable forum hybride, permettant d’apporter une réponse politique face à une incertitude [4]. Parmi ces propositions, on trouve une volonté d’instaurer une coopération accrue entre l’industriel et le territoire. L’objectif serait d’impliquer les élus locaux et les citoyens dans la gouvernance, le partage des connaissances scientifiques, avec d’une part un contrôle par des experts indépendants et d’autre part une montée des compétences des citoyens.

Ce protocole définit les conditions acceptables pour l’utilisation de l’énergie géothermique. Il énonce les règles de gouvernance des projets (partage des connaissances, consensus, coopération, contrôle) et les acteurs impliqués (collectivités, citoyens, scientifiques). En prenant en compte les trois dimensions d’un commun [5] (ressource, communauté, gouvernance), le sous-sol devient un bien commun territorial. En d’autres termes, à travers la mise en place d’un « protocole », on voit une volonté de reprendre le contrôle sur l’usage du sous-sol et le déploiement de technologies, en choisissant les modalités de son usage. Cela passe par plusieurs éléments. Par le choix de produire de la chaleur et non plus d’électricité. La prise en compte d’une pluralité d’acteurs dans le déploiement de projets, notamment d’élus locaux et de citoyens, constitue un autre élément. Enfin, on note la mise en œuvre d’une contre-expertise, associée aux acteurs précédemment cités. Cette « gouvernance élargie » s’oppose au modèle actuel de déconcentration. Elle repose sur le principe de subsidiarité et l’implication des acteurs locaux. Elle s’oppose au modèle actuel de déconcentration, c’est-à-dire d’une représentation de l’État central localement, à travers la préfecture et les services déconcentrés, qui jouent un rôle de contrôle de l’industriel. Les acteurs locaux souhaitent ainsi un changement du modèle politique, en faisant appel à une gouvernance territoriale [6].

Ainsi, si les acteurs des territoires savaient qu’un risque sismique existait, les difficultés de contrôle de la part de l’État ont révélé, pour les acteurs locaux du territoire, la nécessité d’un contrôle plus local du sous-sol. Si la technologie était acceptée, bien que faisant l’objet de débats, ce cas révèle une volonté d’un meilleur contrôle des activités des industriels. Et cela peut passer en considérant le sous-sol comme une extension du territoire, et comme un bien commun territorial dont tout un chacun peut se saisir et s’approprier, et pas seulement les industriels et les arènes expertes. Le mouvement pour gérer de manière plus en commun les ressources naturelles, qui est développé dans le cas de l’eau ou des forêts par exemple, touche aussi le sous-sol. L’implication citoyenne est non seulement un souhait des publics, mais ils veulent être associés à toutes les étapes des projets. Mais cela ne sera possible qu’à travers la mise en place d’une gouvernance élargie du sous-sol [7] dont l’objectif ne serait pas tant de limiter tout risque, mais de pousser l’industriel à maîtriser tout risque jusqu’à ce que celui-ci soit sous contrôle.

Financeur :

Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre de France 2030 portant la référence « ANR-22-PESP-0011 »

Projet GEFISS – Gouvernance Élargie pour les Filières d’Ingénierie du Sous-Sol

Bibliographie

[1] LABUSSIÈRE, Olivier et NADAÏ, Alain, 2018. Energy transitions : A Socio-Technical Inquiry [en ligne]. Palgrave. [Consulté le 18 avril 2022]. Energy, Climate and the Environment series. Disponible à l’adresse : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01962685

[2] BOBBETTE, Adam et DONOVAN, Amy (éd.), 2019. Political Geology: Active Stratigraphies and the Making of Life. 1st ed. 2019. Cham : Springer International Publishing : Imprint: Palgrave Macmillan. ISBN 978-3-319-98189-5.

[3] LE BOURHIS, Jean-Pierre et MARTINAIS, Emmanuel, 2014. Quelle architecture institutionnelle pour le développement durable ? La restructuration des services régionaux du ministère de l’écologie. Revue francaise d’administration publique. 8 août 2014. Vol. 149, n° 1, pp. 223-237.

[4] CALLON, Michel, LASCOUMES, Pierre et BARTHE, Yannick, 2001. Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique. Paris : Éditions du Seuil. La couleur des idées. ISBN 978-2-02-040432-7. 

[5] DARDOT, Pierre et LAVAL, Christian, 2014. Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris : La Découverte. ISBN 978-2-7071-6938-9.

[6] EPSTEIN, Renaud, 2015. La gouvernance territoriale : une affaire d’État. L’Année Sociologique [en ligne]. 2015. Vol. 65, n° 2. [Consulté le 6 mars 2024]. Disponible à l’adresse : https://shs.hal.science/halshs-01225686

[7] CNRS, RES PUBLICA, et IFPEN, 2023. L’engagement des parties-prenantes dans la réalisation des projets d’ingénierie du sous-sol [en ligne]. 2023. Disponible à l’adresse : https://www.gefiss.eu/bibliotheque/fichiers/tache-3-5-l-engagement-des-parties-prenantes-dans-la-realisation-des-projets-d-ingenierie-du-sous-sol

Modifié le 16/12/2025

DOI: 10.59655/nf52122995494