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Des ordinateurs quantiques pour simuler la nature

Comprendre les phénomènes physico-chimiques par le biais de simulations

Durant les dernières dizaines d’années, nous avons vu notre technologie avancer à grands pas, avec le développement des cellules photo- voltaïques, de machines d’imagerie médicale, de smartphones toujours plus performants, et bien d’autres innovations technologiques. Malgré tout, nous n’avons qu’une compréhension primaire de certains phénomènes et de la manière dont ils se produisent dans la nature. Cette dernière arrive toujours à nous surprendre... Par exemple, une compréhension détaillée de la photosynthèse (processus bioénergétique qui permet à des organismes de synthétiser de la matière organique en utilisant l’énergie lumineuse, l’eau et le dioxyde de carbone) nous servirait à développer des panneaux photovoltaïques bien plus performants. Savoir comment la bactérie Clostridium pasteurianum arrive à fixer le diazote de l’air à température et pression ambiantes serait une voie vers le remplacement du procédé industriel pour la production de fertilisants qui demande des dépenses énergétiques considérables (le procédé Haber-Bosch, Le procédé Haber est un procédé chimique servant à la ynthèse de l’ammoniac (NH3) par hydrogénation du diazote (N2) gazeux atmosphérique par le dihydrogène (H2) gazeux en présence d’un catalyseur). Il est fréquent que les expériences ne suffisent pas à déterminer toutes les étapes très complexes des mécanismes réactionnels mis en jeu. Pouvoir simuler théoriquement ces réactions par le biais de calculs sur ordinateurs révèle les processus cruciaux impliqués dans ces mécanismes: c’est ce que s’efforcent de faire les chimistes théoriciens depuis de nombreuses années. Des modèles théoriques très simples peuvent suffire à comprendre le résultat d’expériences (comme des modèles d’électrons sans interactions. Par exemple, une méthode très simple comme la méthode de Hückel permet d’expliquer la réaction de Diels-Alder), comme des modèles d’électrons sans interactions, mais il arrive que certains problèmes soient trop complexes pour être résolus par les méthodes actuelles, comme pour la Clostridium pasteurianum [7].

Modéliser les molécules...
pas si facile que ça !

Pour comprendre les processus chimiques, il est nécessaire d’entrer dans le monde de l’infiniment petit. En effet, les propriétés physico-chimiques qui nous intéressent sont en réalité gouvernées par les interactions entre les électrons, ces particules chargées qui sont si petites qu’elles sont complètement invisibles à l’œil nu et qui tournent autour des noyaux des atomes, ces derniers formant la matière telle que nous la connaissons. L’épaisseur d’un simple cheveu peut contenir un million d’atomes! Mais plonger dans le monde de l’infiniment petit est loin d’être aisé. Il s’agit d’un monde régi par d’autres lois de la physique, des lois quantiques, plus déstabilisantes les unes que les autres. Une particule quantique aurait des pouvoirs dignes de ceux d’un super-héros! Elle pourrait traverser les murs (par effet tunnel), et être à plusieurs endroits à la fois (par superposition quantique), agissant comme une onde tant qu’on ne l’observe pas et redevenant particule quand on l’observe. C’est ce qu’on appelle la dualité onde-particule. Elle pourrait également influencer instantanément l’état d’une autre particule, même si celle-ci est infiniment éloignée (par intrication quantique). On dit alors que ces particules sont intriquées [4][5]. Nous et le monde macroscopique qui nous entoure n’échappons pas à ces lois de la mécanique quantique, cependant ces propriétés sont si instables qu’il faut être complètement isolés du monde extérieur pour les ressentir. Nous sommes si loin de cet isolement extrême que les effets quantiques sont tout simplement quasi instantanément réduits à néant à notre échelle. Ce monde est à la fois fascinant et bouleversant, si bien qu’un physicien renommé, Richard Feynman, a dit un jour « Si vous pensez comprendre la mécanique quantique, c’est que vous ne comprenez pas la mécanique quantique. »

Tout ceci ne facilite pas la tâche des chimistes théoriciens, qui s’acharnent encore aujourd’hui à résoudre l’équation fondamentale de la physique quantique, proposée en 1925 par Erwin Schrödinger (prix Nobel de physique en 1933) pour décrire l’évolution d’un système quantique. Résoudre cette équation pour n’importe quelle molécule nous donnerait toutes les réponses nécessaires à la compréhension des phénomènes qui nous intéressent. Fantastique, non? Cependant, ce n’est pas si simple, car cette équation décrit un problème de plusieurs particules en interaction impossible à résoudre à la main. L’utilisation des ordinateurs est alors indispensable, mais le problème est tellement complexe (sa complexité augmentant de manière exponentielle par rapport au nombre de particules) qu’il nécessite un temps de calcul et des quantités de mémoire gigantesques. Obtenir des résultats intéressants peut alors prendre plusieurs années!

Les ordinateurs quantiques à la rescousse

« La nature n’est pas classique […], et si vous voulez faire une simulation de la nature, vous feriez mieux de la faire quantique, et bon sang c’est un problème merveilleux car ce n’est pas si facile. » Cette citation de Richard Feynman en 1982 laisse entendre une chose : les ordinateurs classiques, tels que nous les connaissons, ne peuvent pas efficacement modéliser la nature, car ils n’obéissent pas aux mêmes lois. Pour décrire efficacement les phénomènes physico-chimiques qui s’y produisent, il faut une machine régie par la même physique: la mécanique quantique. C’est la naissance des ordinateurs quantiques [1], et s’ils n’étaient au départ qu’un pur produit de l’imagination, ils existent à présent bel et bien! Ces derniers ne ressemblent en rien aux ordinateurs classiques: certains sont construits à base de circuits électro niques supraconducteurs (La supraconductivité est un phénomène physique caractérisé par l’absence de résistance électrique et l’expulsion du champ magnétique (l’effet Meissner) à l’intérieur de certains matériaux, dits supraconducteurs, qui peuvent transporter de l’électricité sans perte d’énergie. Elle se manifeste à des températures proches du zéro absolu et s’explique grâce aux caractéristiques quantiques de la matière) fonctionnant à une température proche du zéro absolu (Il s’agit de la température la plus basse qui puisse exister : -273.15°C), d’autres sont composés d’ions piégés par des champs électromagnétiques, et d’autres utilisent des photons (les particules composants la lumière), pour créer les superpositions d’états quantiques. Un ordinateur quantique prend tellement de place qu’il pourrait remplir tout l’espace de votre salle à manger! C’est un peu comme si nous étions retournés dans les années quarante avec l’invention des premiers ordinateurs qui faisaient la taille d’un appartement. Et la taille n’est pas le seul problème: il est en effet important de se souvenir qu’un état quantique en superposition est très éphémère, très instable. Maintenir un tel état sur un ordinateur quantique est un véritable défi, nécessitant des technologies de pointe et des conditions expérimentales extrêmes comme atteindre une température proche du zéro absolu. De très nombreuses entre- prises, start-up, chercheuses et chercheurs travaillent d’arrache-pied pour développer un ordinateur quantique stable sur un temps suffisamment long afin qu’il soit possible de manipuler l’information quantique à notre guise, mais il reste encore un très long chemin à parcourir.

Bruno Senjean et son équipe travaillent sur un défi plus théorique, qui consiste à faire le lien entre l’équation de Schrödinger et l’état quantique généré et manipulé par l’ordinateur quantique. Ils développent des algorithmes capables d’encoder et de résoudre cette équa- tion sur les différentes machines quantiques, afin de simuler les propriétés chimiques des molécules présentes dans la nature [2][6]. Le jour où les ordinateurs quantiques surpasseront les capacités de calcul des ordinateurs classiques n’est pas encore venu, mais ils promettent de changer radicalement notre domaine de recherche pour la simulation de la matière, que ce soit en physique, chimie, ou biologie. Par leur puissance de calcul inégalée, les ordinateurs quantiques pourront effectuer des calculs de haute précision sur des systèmes de taille jusqu’alors inatteignable par les ordinateurs classiques, comme pour l’étude des complexes enzyme-substrat dans l’élaboration de nouveaux médicaments, ou le centre actif de la Clostridium pasteurianum pour l’agronomie, mais aussi dans bien d’autres domaines, comme la cryptographie et la cybersécurité pour renforcer la sécurité et améliorer les procéder de chiffrement des communications.

Bibliographie

[1] Feynman R. P. (1982), « Simulating physics with computers », Int. J. Theor. Phys., 21, p. 467-488.

[2] Yalouz S., Senjean B., Günther J., Buda F., O’Brien T. E., Visscher L. (2021), « A state-averaged orbital-optimized hybrid quantum–classical algorithm for a democratic description of ground and excited states », Quantum Sci. Technol., 6, 024004.

[3] O’Brien T. E., Senjean B., Sagastizabal R., Bonet-Monroig X., Dutkiewicz A., Buda F., DiCarlo L., Visscher L. (2019), « Calculating energy derivatives for quantum chemistry on a quantum computer », npj Quantum Information, 5 (1), 113.

[4] Bobroff J. (2020), La Quantique autrement : garanti sans équation !, Paris, Flammarion.

[5] Schafer L. (2020), QUANTIX : La physique quantique et la relativité en BD, Paris, Dunod Graphic.

[6] Senjean B., Yalouz S., Saubanère M. (2023), « Toward density functional theory on quantum computers? », SciPost Phys., 14, 055.

[7] ReiherM. , Wiebe N., SvoreK. M., Wecker D., Troyer M. (2017), « Elucidating reaction mechanisms on quantum computers », PNAS, 114 (29), p. 7555-7560.

Modifié le 10/01/2025

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